“Avec et depuis Copernic, la Terre tourne autour du soleil ; avec Magellan, c’est l’homme européen et son capital - bientôt extrait des sous-sols du Nouveau Monde - qui se mettent à tourner autour de la terre. Il n’est pas de mondialisation sans révolution magellane, alors qu’on peut relier les quatre parties du monde et administrer une monarchie planétaire en croyant aux vieux schémas cosmiques d’origine aristotélicienne” (p. 410).
Il y a des lectures qui associées à des lieux prennent tout leur sens. C’est le cas de “L’Aigle et le Dragon”, brillante entrée en matière sur la genèse au début du XVIe siècle de l’histoire interconnectée entre les quatre parties du monde, par un historien de haut vol qui a reçu le Grand Prix d’Histoire (Jinan, 2015). Le Dragon est la Chine bien sûr et l’Aigle le Mexique alors dominé par les Mexicains (les Aztèques) dont il est le symbole solaire et conquérant.
Si l’histoire de la conquête du Mexique (1519-1521) devient pratiquement dans la foulée un best-seller en Europe avec la publication des Lettres d’Hernán Cortés en plusieurs langues, puis de multiples chroniques, l’aventure portugaise en Chine avec l’Ambassade de Tomé Pires (1465?-1524?) qui se déroule au même moment (1516/1524) est tombée dans l’oubli. Il faut dire qu’après une prise de contact encourageante, l’affaire tourne court. Les émissaires sont emprisonnés puis exécutés.
Les deux événements forment pourtant les deux faces de la même pièce : ouvrir de nouvelles voies commerciales vers l’Asie. La route de la soie empruntée par Marco Polo et la route des épices - clou de girofle des Moluques, gingembre, cannelle -, dont les Perses puis les Arabes ont longtemps été les intermédiaires, ne sont plus praticables depuis la prise de Constantinople en 1453 par les Turcs.
Persuadé d’être parvenu aux confins de l’Asie, l’Inde des Anciens, Christophe Colomb baptise les habitants des nouvelles contrées, les Indiens, du perse sindhi, les habitants de l’Indus. D’ailleurs jusqu’au XVIIIe siècle, l’Amérique répond toujours au nom d'Indes occidentales. Non sans raison les archives de Séville où siégeait le conseil qui administrait les royaumes américains portent le nom de “Archivo de Indias”.
Dans le même temps (1519/1522), Fernand de Magellan réalise la première traversée du Pacifique. Il meurt aux Philippines. Son lieutenant Juan Sebastian Elcano rejoint Séville en 1522, bouclant la première circumnavigation du monde. Pour la première fois dans l’histoire, l’homme prend la mesure de la terre, autant que sa démesure.
Chassés de Chine, les Portugais n’en conservent pas moins l’avantage. Ils renoncent à leur prétention sur Zhongguo, l’Empire du Milieu, point à leur présence dans la région. Ils nouent des alliances officielles et officieuses avec les pirates, les navigateurs et les administrations locales. L’installation au port de Macao en 1554 négociée avec les mandarins de Canton est un coup de maître. Elle scelle leur présence en Chine méridionale et ouvre la voie pour la conclusion d’accords commerciaux avec le Japon des Tokugawa. Situé à 70 kilomètres au sud-ouest de Hong Kong, au sud du delta de la rivière des Perles, le port conserve une autonomie. Il demeure sous la tutelle portugaise jusqu’en 1999. Cependant, les Portugais n’ouvrent pas de voies nouvelles, ils infiltrent des réseaux de commerce multiséculaires.
Les Espagnols au contraire doivent opérer un grand saut dans l’inconnu car s’ils veulent rejoindre l’Asie par l’ouest, il faut résoudre une problématique double : établir une route durable sur le modèle de la carrera de Indias en Atlantique sur le plus grand océan de la terre et relier le littoral pacifique à son versant atlantique. Du Rio de la Plata au fleuve Saint-Laurent, marins et aventuriers de tout bord n’ont de cesse de chercher sur toutes les latitudes du nouveau continent un passage fluvial entre l’Atlantique et le Pacifique. En vain. Les marchandises finissent par être transportées à dos de mules entre Acapulco et Veracruz, avant de rejoindre La Havane puis Séville.
En ce qui concerne la traversée aller et retour del Mar del Sur, la route ouverte par Magellan qui contourne le cap Horn est trop longue et n'est pas viable pour le commerce. Le Pacifique mexicain apparaît très tôt comme la base idéale pour servir de tête de pont au commerce avec l’Asie. On retrouve Hernán Cortés aux origines de cette aventure. Avouons qu’on ne s’y attendait pas, l’étiquette de conquérant du Mexique lui collant à la peau. Pourtant, on lui doit les premiers voyages d’exploration vers les Moluques, l’île aux épices. Il fait construire des arsenaux, réunit des équipages. Mais les autorités de la Nouvelle-Espagne confisquent ses bateaux à plusieurs reprises et s’emparent du projet. La couronne d’Espagne renonce assez rapidement à ses prétentions sur les Moluques. C'est pour mieux s’emparer des Philippines en 1555. Les Ibériques se retrouvent côte à côte, face à face à l’autre bout du monde.
Cependant, les Espagnols ne sont pas au bout de leur peine, car ils sont obligés, ne trouvant pas la route du retour vers Acapulco, de revenir en Europe par la voie portugaise ! Il faut attendre 1564 pour que l’augustin et navigateur de génie Andrés de Urdaneta trouve enfin la route au retour, plus au nord ; ce qui permet au passage de longer le Japon et de concurrencer là encore les Portugais. Le basque parvient à Acapulco en octobre 1565 après cent trente jours de navigation, plus de quarante ans après la circonvolution de Magellan et trente sept ans après la première tentative de traversée du Pacifique depuis la baie de Zihuatanejo sur le littoral mexicain par Saavedra (1528). La boucle est bouclée, les galions espagnols relient enfin Acapulco à Manille et Manille à Acapulco.
El Mar del Sur devient le grand lac espagnol et le Mexique le centre du monde. Les pesos d’or et d’argent frappés à la Casa de la Moneda à Mexico et à Lima fournissent le capital nécessaire pour acheter les richesses tant convoitées : les soieries, les pierres, les bois, les meubles précieux, la porcelaine, l’ivoire et certains métaux rares, comme le mercure qui servait, par un processus excessivement toxique, à amalgamer d’autres métaux précieux (l’argent). Il s'agit de la nouvelle monnaie internationale - le “dollar” de l’époque - dont la source, les très riches sous-sols américains, semble intarissable. La Chine thésaurise dès le XVIe siècle cet afflux de métaux précieux extraits des mines de la vice-royauté du Pérou et de la Nouvelle-Espagne par des esclaves locaux ou importés d’Afrique.
La question de la démarcation, c’est-à-dire de la ligne du partage des eaux, occupe les Ibériques pendant un siècle : des années antérieures au Traité de Tordesillas (1483) à la fin du XVIe siècle, même si à cette date, les débats des cosmographes n’ont que peu d’incidence, tel Juan López de Velasco qui tente en vain de placer l’antiméridien à Malacca. Les faits sont têtus : les Portugais naviguent par l’est de Lisbonne à Macao en passant par une multitude de comptoirs posés comme une guirlande sur les côtes africaines, indiennes et malaisienne, tandis que les Castillans font route à l'ouest par d’interminables traversées.
Avec l’union des deux couronnes castillane et portugaise en 1580, la Monarchie catholique de Philippe II règne sur un empire où jamais le soleil ne se couche. Un lobby belliqueux situé aux Philippines caresse un temps l’idée de conquérir la Chine, mais la couronne ne prend jamais cette option bien au sérieux. Elle a suffisamment à faire avec les royaumes américains qui s’étendent de la Terre de Feu à Santa Fe en Arizona, de la Havane à Manille.
La colonisation se double d’une entreprise d’évangélisation. Les missionnaires placent en Amérique les espoirs d’une chrétienté rénovée et s'implantent en Asie par petites touches impressionnistes.
Aux XVe et XVIe siècle, les Ibériques et les Italiens partagent une indéniable supériorité navale et des “ambitions océaniques qui projettent leur royaume sur d’autres mondes”. Autrement dit, les découvertes du XVIe siècle sont principalement le fait de l’Europe méridionale catholique romaine. Le XVIIe siècle voit l’entrée en scène de la partie septentrionale et protestante de l’Europe avec les Hollandais et les Anglais. Le 8 août 1588, qui correspond à la défaite de l’Invincible Armada des Espagnols face aux Anglais, demeure dans les annales. N’oublions pas le rôle des Français qui tentent dès le XVIe siècle de se tailler la part du lion. Jacques Cartier (1491-1557) explora le Saint-Laurent (1534) à la recherche d'un passage vers l’Asie.
Zihuatanejo 10 mars 2024
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