1626, Madrid, Barberini
Le cardinal Francesco Barberini, neveu d'Urbain VIII, se trouve à Madrid dans le cadre d’une mission diplomatique. Le 23 juin, il visite avec son entourage le jardin botanique de Diego de Cortavila y Sanabria, apothicaire de Philippe IV. Barberini repart avec des graines de plantes indiennes “curieuses“ et un “petit livre indien orné d’illustrations”, comme le rapporte Cassiano dal Pozzo, bibliophile chevronné et membre de l’Académie des Lyncéens, la plus ancienne académie scientifique d’Europe.
Quel somptueux cadeau ! Le manuscrit de petite taille - 21.2 x 15.4 cm - se distingue par la beauté des illustrations en couleur : au total, 184 espèces végétales angiospermes. Les tlacuiloque, les peintres du codex, ont mis un point d’honneur à représenter chacune des fleurs. En outre, rédigé en latin, le texte est facilement accessible pour qui maîtrise la langue de Virgile. Pourtant, la description des propriétés médicinales des 249 plantes inventoriées dans le volume ainsi que les remèdes pour soigner de nombreuses maladies ne semblent pas avoir suscité d’intérêt particulier. De retour à Rome, Barberini range le présent dans sa bibliothèque.
Il faut attendre trois siècles pour que Charles Upson Clark, professeur d’histoire américain à Columbia, déniche le manuscrit dans la bibliothèque du Vatican. Upson reconnaît immédiatement l'inestimable valeur artistique et culturelle du petit codex. Et pour cause, il s’agit ni plus ni moins du plus ancien recueil médical et botanique du continent américain et l’une des plus belles productions, avec le Codex de Florence dont nous avons déjà parlé, du Collège impérial de la Santa Cruz de Tlatelolco.
Le Collège au début de l’année 1551
Le Collège impérial de la Santa Cruz de Tlatelolco, à Mexico, est en pleine effervescence. À quinze ans de la fondation et malgré les difficultés, c’est une belle réussite. Les Franciscains ont formé la première génération d’Indiens christianisés. Les plus brillants deviennent d'éminents latinistes, tel Antonio Valeriano, surnommé le Cicéron de Tlatelolco. Biberonnés à la culture humaniste, les étudiants manient avec autant de facilité le castillan, le latin et le nahuatl. Hommes de la Renaissance, ils lisent avec ferveur Ovide, Pline, Aristote et Saint Augustin dans le texte. La formation des élites indiennes constitue la pierre angulaire du projet apostolique des premiers missionnaires qui projettent un temps la création d’un clergé indien. Arrivés au Mexique en 1524 au milieu du chaos des années suivant la conquête, les Franciscains rêvent d’une chrétienté renouvelée, proche de Dieu, éloignée des tentations et des hérésies du siècle. Humanistes pur jus formés dans les meilleures universités d’Espagne, d’Italie et de France, ils placent l'apprentissage et l’étude des langues au cœur de la stratégie éducative et évangélisatrice. Vernaculaires au même titre que le castillan, le français ou l’italien, les langues indiennes sont étudiées à la loupe, décortiquées et analysées en suivant la méthode d’Antonio de Nebrija (1492), la première grammaire du castillan que les religieux connaissent sur le bout des doigts (à titre de comparaison, la première grammaire française date de 1531).
Dans le cloître, deux hommes, Francisco de Mendoza et Martin de la Cruz, tiennent un conciliabule. Ils s'apprécient mutuellement. D’ailleurs, Martin, l’éminent médecin indien, dédiera le Libellus de Medicinalibus Indorum Herbis à Francisco, fils prodige d’Antonio de Mendoza, premier vice-roi de la Nouvelle-Espagne. Dépositaire du pouvoir royal, l’homme le plus influent de la vice-royauté est aussi un protecteur de la première heure du Collège impérial.
Le pedigree de la famille De Mendoza
L’imaginaire de Francisco est nourri depuis l’enfance par des récits épiques peuplés de chevaliers, de dragons, de saints, de poésie, de desseins qui embrassent le destin du royaume de Castille autant qu’il met en lumière une lignée, l’une des plus illustres et des plus prolifiques que l’Espagne ait connue et qui se trouve au pinacle de son influence au XVe et dans la première moitié du XVIe siècle.
Enfant, il s’endort en énumérant ses aïeux.
Le grand-père : Íñigo López de Mendoza y Quiñones, IId comte de Tendilla (1440-1515), Ier marquis de Mondéjar, obtient des Rois Catholiques les charges d’Alcaide de l’Alhambra et de Capitaine Général du royaume de Grenade après la capitulation de Boabdil ; charges qui seront transmises héréditairement jusqu’en 1569 ! Le Grand Tendilla, comme on le surnomme, meurt à Grenade à 75 ans. Francisco n’est pas encore né.
L’arrière grand-père : Iñigo López de Mendoza y Figueroa (1419-1479), Ier comte de Tendilla s’illustre dans des faits d’armes lors de campagnes militaires contre le royaume Nazari de Grenade et dans la guerre civile navarraise.
L’arrière arrière grand-père : Iñigo López de Mendoza y de la Vega (1398-1458), marquis de Santillana, XIe seigneur de Mendoza, militaire et poète formé à la cour pré-renaissante aragonaise. Il puise l'inspiration tant dans les chants de Virgile, d’Homère que de Dante, dans les romans de chevalerie, la Guerre des Gaules, autant que dans la poésie des troubadours. Il est aussi commerçant. Il obtient des privilèges royaux et impulse le développement économique de sa région avec la création de la Féria de Tendilla, profitant des atouts naturels de ce couloir d’échanges entre la Castille et le port de Valence drainé par le commerce en Méditerranée.
L’arrière arrière arrière grand-père : Diego Hurtado de Mendoza (1367 ?-1404), Xe seigneur de Mendoza, majordome du roi de Castille. C’est avec le souvenir des batailles navales à Gibraltar que son aïeux dirigea en tant qu’Amiral de Castille contre la marine portugaise, que Francisco finit par s’endormir…
On comprend mieux le parcours précoce du second fils d’Antonio de Mendoza. Il grandit dans le fief familial de Socuéllamos dans le cœur de la Castille- La Manche. Il devient Chevalier de l’ordre de Santiago à douze ans. À treize ans, il est envoyé au port de Torre del Mar à côté de Malaga avec la charge d’Alcaide de la forteresse de Bentomiz. Il gagne ses galons dans la marine - il deviendra Amiral - attiré dès cette époque par les promesses offertes par le commerce maritime transatlantique. Il a en ligne de mire les épices. Gingembre, ginseng, santal, poivre, clous de girofle, cannelle en provenance des confins de l’Orient sont autant de noms qu’il passe en revue dans sa tête avec la même acuité avec laquelle il énumère ses aïeux en s’endormant. Et bien sûr, il retrouve dès qu’il le peut ses cousins et son oncle à l’Alhambra de Grenade.
À pratiquement vingt ans, fin 1542, il rejoint son père en Nouvelle-Espagne. C’est l’année de la promulgation des Lois Nouvelles qui prétendent mieux protéger les Indiens et de la publication de Gargantua.
Le projet de Francisco
En 1540, Francisco qui garde le fort de Gibraltar est capturé par les Ottomans. Il n’oublia jamais les soins qui lui furent prodigués, la puissance de guérison des remèdes turcs ainsi que les conversations passionnantes qu’il tint avec les médecins hispano-mauresques durant sa captivité. Alors, il est bien moins affecté que son père à l’annonce de la mutation de celui-ci le 8 juillet 1549 à la tête de la vice-royauté du Pérou, car ce qui ressemble à une promotion est en réalité, et Antonio n’est pas dupe, une façon pour la couronne de lui couper l'herbe sous le pied, lui qui aurait bien vu son fils lui succéder à la tête de la vice-royauté de la Nouvelle-Espagne et la charge devenir héréditaire, comme pour le royaume de Grenade. Cependant, Francisco a un plan.
De nombreuses espèces mexicaines lui ont tapé dans l’oeil : le liquidambar dont la résine sert pour la préparation de baumes et de parfums, le goyavier dont les feuilles présentent des bienfaits sur la digestion ; et surtout, Yztac ocoxochitl nom en nahuatl de l’arbre Pimenta Dioicia L. qui produit le poivre du Tabasco, fruit séché que l’on confondrait facilement avec le poivre noir si ce n’était pour la grosse taille des baies. Pimenta Dioicia pousse dans sud du Mexique, au Guatemala et en Jamaïque et présente les mêmes avantages que son lointain parent asiatique quant aux saveurs et à la conservation, et bien sûr et c’est la raison de sa présence dans le Libellus de Medicinalibus Indorum Herbis, au regard de ses propriétés médicinales en tant qu’antiseptique, analgésique et aide dans le traitement de problèmes gastriques et intestinaux ; bref, l’alternative en or au poivre chinois dont les droits commerciaux reviennent aux Portugais (voir mon article l’Aigle et le dragon).
Son projet ? Cultiver et commercialiser des plantes médicinales mexicaines et asiatiques. Francisco a besoin de l’aide d’un médecin et herboriste indien, du meilleur. C’est là que Martin de la Cruz entre en scène.
Martin de la Cruz
Martin de la Cruz naît vers 1500, une naissance contemporaine de l’intronisation de Moctezuma Xocoyotzin dont le règne (1502/1520) marque l’apogée militaire et culturelle de la civilisation aztèque. Martin assista à son brutal coup d’arrêt, d’autant que l’estocade finale fut portée le 13 août 1521 au Templo mayor de Tlatelolco, d’où il était originaire et où quelques années plus tard, les Franciscains élevèrent l’église de Saint Jacques avec le Collège adjacent.
D’origine noble, Martin est initié dès son plus jeune âge aux arts de la médecine indienne par son père dans un système de filiation maître-apprenti, un apprentissage exclusivement empirique. Les médicaments - baumes, poudres, onguents, potions, etc. - sont préparés avec des plantes, des insectes, des animaux et des minéraux en provenance de la Méso-Amérique tout entière, en témoigne l’abondance des fleurs tropicales du sud du Mexique dans le codex.
Après la Conquête, Martin conserve ses titres de noblesse. Il semble avoir intégré le Collège en tant qu’intervenant externe lors des épidémies dévastatrices de 1545-1549. Cette fièvre hémorragique virale aux dimensions apocalyptiques faucha entre cinq et dix millions de vies, hécatombe générale que la mémoire indienne conserve sous le nom de huey cocoliztli, grande douleur. À cette date, Martin est déjà un médecin entouré de prestige, charge qui porte en nahuatl le nom de ticitl, ce qui lui donne accès à des privilèges encore fort rares à l’époque, comme celui de monter à cheval (1550).
En 1551, l’année du Libellus, il obtient « licence et pouvoir pour que dans cette ville du Mexique, à Santiago Tlatelolco et partout ailleurs, il puisse guérir… », soit la première licence professionnelle connue délivrée au Mexique ! Il fait figure de proto-médecin généraliste tout terrain, tant le spectre des interventions, dans le Libellus, est large : maux de tête, fractures, plaies, douleurs menstruelles, insomnies, hémorragies, glaucomes, toux, maladies mentales, problèmes liés à l’accouchement et les questions de fin de vie.
Martin de la Cruz écoute attentivement l’exposé de Francisco dont il apprécie la fougue et l’intrépidité. Le projet de commercialisation des plantes médicinales mexicaines ne lui semble pas farfelu, lui qui côtoya dans sa jeunesse au marché de Tlatelolco des marchands et des herboristes venus de nombreuses contrées. Mais comment convaincre sa très glorieuse Cesarea majestad ? Un présent pardi ! Il s’agit de lui en mettre plein la vue ! Les droits commerciaux ne constituent pas le seul enjeu, le Collège a besoin du renouvellement du soutien royal.
Janvier 1551, Francisco accompagne son père au Pérou. Le Libellus est achevé dix-huit mois plus tard, fin juillet 1552, jour de Marie-Madeleine.
Le Petit livre sur les plantes médicinales indiennes
Le texte rédigé en latin est une traduction du nahuatl réalisée par Juan Badiano, un Indien originaire du sud de Mexico, professeur de latin au Collège impérial, éminent latiniste. Ayant fait ses gammes sur l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, il apparaît comme la personne la mieux à même de réaliser cette tâche extraordinairement difficile. On lui doit le libellé : Libellus de Medicinalibus Indorum Herbis ou Petit livre sur les plantes médicinales indiennes : un format poche de 21.2 x 15.4 cm, connu comme le Codex Cruz-Badiano : tout s’explique ! La calligraphie est impeccable. Le corps du texte est écrit à l’encre noire au gallo-tannate de fer, les titres à l’encre rouge, mélange de minium, de ferro-gallique et d’un colorant rouge, peut-être la cochenille. Un travail artisanal de haute voltige. « L’encre rouge, l’encre noire », ce qui pour nous renvoie au mieux à un stylo-bille rétractable, fait référence, dans le Mexique précolombien, à l’écriture, l’érudition, les sciences.
Martín de la Cruz réussit l’exploit de présenter dans un effort inouï de synthèse la quintessence des savoirs médicaux indiens selon les canons de l’herboristerie et de la médecine hippocratique. Guide pratique et Pharmacopée, le Libellus présente plus de trois cents affections avec leurs traitements respectifs. Toutes les parties du corps sont concernées, de la tête aux pieds. Les plantes constituent les principaux ingrédients pour la fabrication des médicaments, sous de multiples présentations : potions, cataplasmes, onguents, etc. Certaines préparations brillent par leur simplicité et ressemblent aux remèdes de nos grand-mères, extrayant le pouvoir des plantes en infusion. Pour le reste, on entre dans un univers inconnu, où le médecin revêt tour à tour le costume du rhizotome, du pharmacopole, du guérisseur et du chaman qui voyage dans des mondes parallèles pour livrer des batailles avec des créatures magiques.
La clé de voûte c’est bien sûr le nom en nahuatl de chacune des plantes. Langue classique autant que lingua franca, le nahuatl constitue l’alter ego du latin en Méso-Amérique à l’arrivée des Espagnols, une langue qui crée les catégories pour décrire et penser le monde. Les noms se forment en agglutinant les racines de plusieurs mots, lesquels décrivent des entités animées et inanimées autant que des symboles. En bref, les mots sont des phrases au message en partie crypté. Ainsi, « vipère aux fruits aigre-doux » (cōāxocotl, 38v) est la physalis sauvage, « herbacée turquoise épis de maïs » (xiuhēlōquilitl, 58v) la galinsoge à petites fleurs et « arbre sang sacré » (teōezcuahuitl, 38v) le croton. Il en va de même pour les 249 espèces végétales citées et illustrées dans le codex !
Représentation des plantes “à l’occidentale” avec toute la panoplie des effets visuels du dessin figuratif à partir de modèles vivants, de feuilles séchées et d’illustrations d’ouvrages en circulation à l’époque, tel De materia Medica de Dioscoride, la “bible” des herbiers. En l’absence d’échantillons, les peintres du codex durent se contenter de descriptions orales. Ceci explique les représentations approximatives de certaines espèces tropicales qui ne poussent pas sur l'Altiplano comme le frangipanier ou le flamboyant. On ne peut demeurer indifférent devant la beauté des illustrations. Les peintres, virtuoses du maniement des couleurs, obtiennent le rouge, le bleu et le jaune de la cochinille, l’indigo maya et le roucouyer. La palette chromatique est enrichie et nuancée presque à l’infini en mélangeant les trois couleurs primaires avec des minéraux tels que l’orpiment, l’ocre, la calcite, la pyrolusite et des argiles.
Épilogue
Francisco de Mendoza, de retour en Nouvelle-Espagne en mai 1552, embarque à Veracruz en août chargé de laine, de lingots d’argents, des missives que son père a rédigées pour le conseil royal, une Relation Géographique que Francisco a réalisée pendant son séjour au Pérou (perdue) et bien sûr, les précieux présent pour le roi, le Petit livre sur les plantes médicinales indiennes, qu’il présente au jeune monarque Philippe II peu après son arrivée à Séville le 20 octobre de la même année.
Pratiquement dix ans plus tard et autant d’âpres négociations, le conseil oppose une fin de non recevoir à Francisco. Il meurt de malaria le 26 juillet 1563 à Malaga au milieu de batailles navales, de celles qui nourrissaient les rêves de son enfance.
Martin de la Cruz est nommé en octobre 1553 examinateur principal de ses pairs par le vice-roi don Luis de Velasco. En 1555 enfin et c’est la dernière fois que l’on entend parler de lui, il obtient une licence pour porter une arbalète, arguant les dangerosités des alentours de Tlatelolco où il doit se rendre pour cueillir les plantes.
Le Libellus demeura dans la bibliothèque royale de l’Escorial jusqu’à ce qu’il soit offert au cardinal Barberini. La suite vous la connaissez (voir épisode 1). En 1990, Jean Paul II en visite au Mexique rend le Codex Cruz Badiano au Mexique. Il est actuellement conservé à la bibliothèque du Musée d’Anthropologie.
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